Cherchant une lumière, garde une fumée. (HM)
sam. 08 févr. 2020

L’effet Barnum

méta   psycho   article  

Je sais que la plupart des hommes (…) même ceux qui sont très intelligents et capables de comprendre les problèmes les plus difficiles (…) — peuvent très rarement discerner la vérité la plus simple s'il leur faut admettre la fausseté des conclusions qu'ils ont formées, (…) dont ils sont fiers, ou qu'ils ont enseigné à d'autres, ou pire encore, sur lesquelles ils ont construit leur vie.
— Tolstoï, Qu'est-ce que l’art ?

Qu'est-ce que l’effet Barnum ?

En 1949, B. Forer, professeur de psychologie clinique à Los Angeles, propose à ses étudiants de participer à un « test de psychologie de la personnalité »1.

Il leur demande de répondre à un questionnaire2. Quelques temps plus tard, il leur remet un profil de personnalité et demande à chacun d’évaluer en quelle mesure ce profil correspond à leur personnalité.
Ce que les étudiants ignorent, c'est que le profil de personnalité qui leur est distribué est le même pour tous ; autrement dit, il n’a rien de « personnel ». Les étudiants estiment pourtant dans une large mesure que les profils leur correspondent personnellement. C’est donc cette appropriation à « tort » d’un profil de personnalité qui n’aurait rien de personnel qu'on appelle « l’effet Barnum » (ou « effet Forer », ou encore « effet puits » en France) et qu'on qualifie de « biais ». — Selon Wikipedia(fr) 3 : « un biais subjectif induisant toute personne à accepter une vague description de la personnalité comme s'appliquant spécifiquement à elle-même ».

Et la messe serait dite. Vraiment ? À mon avis, ce n'est pas si simple…

Voici le profil fourni par Forer à ses étudiants (ma traduction) :

  1. Vous avez besoin que les autres vous aiment et vous admirent
  2. Vous avez une tendance à être critiques à l’égard de vous-même
  3. Vous avez en vous un potentiel que vous n’exploitez pas complètement
  4. Bien que votre personnalité présente des faiblesses, vous êtes généralement capables de les compenser
  5. Vous vous êtes interrogé sur votre orientation sexuelle (?)
  6. Bien que disciplinés en apparence, vous avez tendance à être inquiets intérieurement
  7. A certains moments vous éprouvez des doutes sérieux quant à savoir si vous avez pris les bonnes décisions ou agi d’une bonne façon
  8. Vous préférez une certaine dose de changement et de variété et vous n’êtes pas satisfaits lorsque vous vous sentez restreints dans vos marges de manoeuvre
  9. Vous êtes fier de penser par vous-même et ne recevez pas les jugements des autres sans qu'ils apportent des preuves satisfaisantes
  10. Vous avez compris qu'il était peu sage (unwise) d’être franc au point de vous révéler aux autres

Comprendre l’effet Barnum

En parcourant la publication originale de Forer (1949), on découvre des expériences de psychologie sociale qui ne visent pas explicitement l’astrologie ou les « pseudosciences », — même si les profils Barnum sont présentés comme s’inspirant des horoscopes du Télé 7 jours américain de l’époque4. Forer semble avant tout chercher à mettre en évidence un « biais de validation personnelle » en matière de psychologie de la personnalité, et ce qu'il montre, c'est que ses étudiants se reconnaissent dans des descriptions psychologiques générales qui ne sont pas censées les qualifier personnellement. Comment expliquer cela ? L’article de Wikipedia (fr) ne pipe pas mot des hypothèses explicatives des phénomènes observés. On fait comme si les résultats de ces expériences étaient triviaux — alors que, comme on va le voir, ils sont problématiques.

Dans une synthèse réalisée en 1985 (Dickson et Kelly), qui passe en revue la « littérature Barnum » depuis ses débuts, on mentionne différentes hypothèses que les chercheurs ont formulées pour expliquer les phénomènes. La plupart pensent que le succès de ces expériences repose sur l’universalité intrinsèque des « profils Barnum »5. Les sujets valident ces profils de personnalité parce ils présentent un caractère d’universalité. C'est, semble-t-il, l’interprétation de Forer lui-même, qui, dans son papier, émet l’idée que n’importe quel trait de personnalité général est potentiellement « adoptable » par un individu6.

A la réflexion, je trouve cette interprétation étonnante, et problématique. Car si les « profils Barnum » peuvent être considérés comme universels, quelle raison aurait-on de s’étonner que les étudiants estiment qu'ils leur correspondent ? Mais surtout, alors, pourquoi parler de biais, si les étudiants ne font que valider quelque chose qui, étant vrai pour tout le monde, l’est aussi pour chacun d’eux ?

Quel biais, au juste ?

On pourrait définir un « biais psychologique » comme le produit d’une force qui pousse à méjuger d’une situation, d’un phénomène, etc. Or, dans le cas qui nous occupe, les sujets s’auto-attribuent des profils de personnalité qui leur correspondent (fussent-ils « génériques », impersonnels ou « universels »). Il est difficile de prétendre en l’état de l’expérimentation qu'ils commettent une quelconque erreur de jugement. Dans ce sens, il n'y a pas de biais.

Pour qu'on fût autorisé à parler de biais, il faudrait que les sujets puissent s’approprier les profils Barnum à tort , c'est-à-dire qu'ils choisissent des profils de personnalité qui ne leur correspondent pas ou peu, tandis que d’autres profils leur correspondraient davantage. Rien de tel dans l’expérience de Forer, rien qui permettrait de juger de la pertinence comparative d’un profil de personnalité. Même chose pour les autres expériences du même type.

Non que l’expérience de Forer ne montre rien. Elle montre que ses sujets s’approprient volontiers des profils de personnalité « génériques » ou impersonnels (qui n’ont rien de « personnel »).

Un autre point me semble faire problème. Il me paraîtrait de rigueur qu'on s’assure, dans le protocole mis en oeuvre, que rien n’incite les sujets à valider les profils Barnum présentés. Or, c’est tout le contraire que fait Forer : il fait croire à ses étudiants que les profils Barnum sont personnels . Ce faisant, c'est lui, Forer, qui introduit une sorte de biais dans le jugement des étudiants — un biais qui se retrouve au coeur de son expérimentation, constitutif de son expérimentation.

Ainsi, l’expérience de Forer est moins une expérience de psychologie de la personnalité qu'une expérience de psychologie sociale, plus précisément une expérience sur l’autorité. Si on l’interprète de cette manière, alors ce que montre l’expérience, c’est le pouvoir qu'a l’expérimentateur d’induire une identification avec des profils de personnalité génériques… chez de jeunes humains dociles7.

Autres remarques

Finalement, l’expérience de Forer met en évidence un fait hybride, entre psychologie de la personnalité et psychologie de l’autorité, sans grande vertu explicative. Que les étudiants américains de 1950 aient une propension à la « docilité », une tendance à la soumission à l’autorité, n’est pas vraiment un scoop.

On devrait donc se demander à quoi ressemblerait l’expérience de Forer 1) sans la pression de l’autorité et 2) avec des sujets qu'on mettrait en situation de juger comparativement entre des profils impersonnels et des profils authentiquement personnels.

La première condition semble assez facile à mettre en oeuvre. Pourtant, en 1985, toutes les expériences de type Barnum ont été réalisées avec des étudiants. Aucune n’a été menée avec des gens de la « vraie vie » (et encore moins avec des astrologues ou des voyants). On ne saurait donc, en toute rigueur, invoquer des « effets Barnum » concernant ce qui pourrait se passer dans des cabinets d’astrologie.

Le paradoxe du « vrai » profil de personnalité

La seconde condition est problématique — plus que je ne l’ai laissé croire jusqu'à maintenant. En effet, j'ai laissé entendre, me plaçant au seul point de vue logique, que pour parler avec raison d’un jugement « biaisé » dans l’acceptation d’un profil de personnalité, il fallait que puisse exister un jugement symétrique, c'est-à-dire non biaisé8, c'est-à-dire la possibilité pour un sujet d’opter pour un authentique profil de personnalité (un profil de personnalité « vraiment personnel »).

Que pourrait bien être un authentique profil de personnalité ?
Un raisonnement simple nous convainc de la difficulté de cette question. Imaginer l’authenticité d’un profil de personnalité revient à imaginer une « objectivité » à ce profil. Or, sans même regarder aux critères qui permettraient de juger d’une telle « objectivité », on peut se demander à qui reviendrait de juger de « l’authenticité » du profil… Au sujet censément décrit par ce profil ? Ou au psychologue-expérimentateur qui l’élabore et « l’administre » à son sujet ? Dans les deux cas, des problèmes surgissent qui paraissent insolubles.

Si l'on opte pour le « psychologue-juge », le sujet pourra toujours dire ne pas « s'y retrouver » :
— Monsieur, vous êtes comme ci et comme ça !
— Mais non, pas du tout !

Il n'y a aucun sens à ce qu’un profil de personnalité soit jugé « authentique » par le psychologue et « inauthentique » par le sujet.

Mais si on opte pour le sujet-juge, par définition on coupe court à tout espoir d’« objectivité »… D'où il semble qu'on doive conclure, à un paradoxe constitutif de la psychologie de la personnalité, du moins, telle qu'elle est pratiquée dans les expériences de type Forer.

Dernier retour sur les définitions Wikipedia

Après ce qu'on vient de voir, il apparaît que la définition de « l’effet Barnum » de l’article de Wikipedia (fr) — « un biais subjectif induisant toute personne à accepter une vague description de la personnalité comme s'appliquant spécifiquement à elle-même » — est trompeuse à plusieurs égards.

Premièrement, « toute personne » est une généralisation abusive pour dire : « tout étudiant ». Ensuite, on a vu qu'il était légitime de se demander où se trouvait le biais : dans la docilité de l’étudiant, ou dans la « perversité » du professeur qui exerce son autorité sur lui ? Enfin, l’usage du mot « vague » dans la formule « vague description de la personnalité » laisse entendre que ces profils pourraient avoir quelque chose de faux, alors qu’au contraire, tout porte à croire que les profils Barnum sucsitent l’adhésion parce qu'ils ont quelque chose de vrai (d’universel)9.

L’article de Wikipedia (en) décrit les phénomènes Barnum en termes d’ acceptance (disons « acceptation ») des sujets vis-à-vis de profils de personnalité généraux ; ce qui nous semble plus juste ; mais ici encore, la connotation de « liberté » du terme acceptance est trompeuse, car on l’a dit, l’acceptance dont il s'agit s’exerce dans un contexte d’autorité. Y a-t-il un sens quelconque à parler d’acceptation contrainte ?

la question éthique

L’expérience de Forer, à l’instar de ces expériences de psychologie sociale où l’on fait croire ceci ou cela aux sujets de l’expérience (dont on sait ou l’on croit savoir par ailleurs que ces choses sont « fausses ») sont des expériences questionnables sur le plan de l’éthique. Ce qu’elles mettent avant tout en évidence, c'est le pouvoir de manipuler et de tromper.

Il est pour le moins douteux de s’autoriser de ces expériences pour gloser sur la crédulité humaine alors qu'on fait tout pour l’induire.

pour conclure

Enfin, à l’encontre de ceux que j’appelle des pseudo-sceptiques, je formulerai (avec mon petit doigt) quelques ultimes hypothèses. Ce que me dit mon petit doigt, c’est que la motivation des « Barnum » (celle des Forer ou celle de ceux qui en mobilisent l’argument) tient en premier lieu dans une aversion pour ce qu'ils estiment être la « crédulité » — celle supposément à l’oeuvre chez les « faiseurs d’horoscope ». Mais ce que je crois, c'est que cette aversion se fonde sur une sorte de point aveugle psychologique. On rejette astrologie et autres, non pas tant parce que le raisonnement nous y conduit, mais parce que quelque chose qui commande à notre raisonnement nous y conduit. Ce qui y commande ? Je vois deux choses. La distinction sociale (celle que Bourdieu a nommée). Mais peut-être aussi et surtout… une orientation a priori de la sensibilité. Ce que je veux dire, c’est que la sensibilité de chacun est orienté de façon différente… Nous retrouvons ici… une question de personnalité ! 10. De cette sensibilité (ou de cette insensibilité), on ne saurait en blâmer les « dépositaires ».

Je ne conclus pas en niant simplement l’existence des effets Barnum. Ce que je dis, c’est que les phénomènes en jeu (motivations des étudiants, effets d’autorité, tautologie de l’acceptation d’énoncés à caractère universel…) ne permettent pas de définir clairement en quoi cela consiste. Ainsi, parler d’effet Barnum, sans rire, c’est ne pas bien savoir de quoi on parle.

Notes de bas de page:

2

Le test original de Forer est disponible à cette adresse : http://forer.netopti.net/

3

Un article de Wikipedia (fr) assez sommaire et, il faut bien le dire, parcouru par un certain « esprit vengeur » à l'égard des « pseudosciences » . On ne craint pas en effet d’y proclamer que l’effet Barnum serait « une des armes majeures de la zététique, qui combat les pseudosciences ». Exit astrologie, graphologie, voyance et numérologie…

4

On ne confond pas ici horoscopes et astrologie

5

D’autres nuancent un peu et estiment que les situations peuvent varier en fonction des items : certains items seraient universels mais pour d’autres, les sujets projetteraient leurs propres interprétations sur des formulations larges ou ambiguës (ce qui revient à une autre forme d’universalité, par le truchement de la projection) ; enfin, d’autres items mettraient en jeu des représentations socialement désirables.

6

Forer rappelle à cette occasion le principe des théories de la personnalité : pour qu'un trait corresponde à la personnalité d’un individu, il faut qu'il comprenne un indice de quantité qui précise sa présence dans sa complexion personnelle. Ainsi, on pourrait dire qu'il ne manque presque rien aux «profils Barnum» pour qu'ils deviennent des profils personnels (juste ces « indices de présence »).

7

Il n'est pas difficile de comprendre que les étudiants sont des sujets « captifs ». Les étudiants, par définition, sont « encore à l’école », dans un espace social où par nécessité, on respecte l’autorité (consignes, règles du jeu, codes, explicites ou implicites, bienséance, etc.) Faut-il le préciser ? On y respecte l’autorité pour un motif incontournable : c'est qu'on espère bien obtenir son diplôme ! Les meilleurs élèves savent qu'il faut doser — c'est-à-dire en définitive contenir — les postures transgressives. Évaluer négativement les profils Barnum, ce serait donc, indirectement, plus ou moins consciemment, contester l’autorité des professeurs — c'est-à-dire plus ou moins se tirer une balle dans le pied. Greene montrera d'ailleurs un peu plus tard (Greene, 1977) que le niveau de « culture » (sophistication) des sujets faisait varier les résultats : en gros, un étudiant en première année de psycho est plus « docile » à s’identifier à des profils Barnum qu'un interne en psychiatrie. Et les étudiants de Forer étaient des étudiants de premier cycle

8

car s'il ne peut exister que des jugements biaisés, quel sens y a-t-il encore à parler de biais ?

9

On pourrait peut-être les qualifier de pauvres en termes de spécification personnelle. Mais même les qualifier de «pauvres» pose question, tant qu'on ne sait pas ce que sont, par opposition, des profils « riches », c'est-à-dire d’authentiques profils de personnalité. Nous reviendrons rapidement là dessus.

10

Une disposition que peut-être, l’astrologie… pourrait aider à cerner. Ernst Jünger, qui n’était pas astrologue, disait quelque part (de mémoire) qu’une vision scientifique du monde ne peut pas intégrer l’astrologie, alors que, inversement, une vision astrologique du monde peut intégrer la science…