Cherchant une lumière, garde une fumée. (HM)
jeu. 06 févr. 2020

Individu et personne

éthique   société  

Je tiens la distinction entre individu et personne comme fondamentale pour l’éthique, une éthique possiblement « humaniste »1.

Que dit le dictionnaire ? Les usages courants des termes « individu » et « personne » en font souvent des synonymes. Pourtant, un « bon » dictionnaire (celui-là, par exemple) relève plusieurs manières de les distinguer. Premièrement, une personne ne peut être qu’humaine, alors que « individu » trouve des emplois en biologie animale, en logique, en physique, ou en statistique… Mais c'est la différence entre individu et personne dans le monde humain qui m’intéresse. Toujours selon le CNRTL :

PHILOS., PSYCHOL. [par oppos. à personne] (…) « La personne, c'est l'individu en tant qu'être raisonnable, tirant de lui-même, et non pas subissant du dehors, ce qui le met en relation universalisable avec autrui»2.

(Passons sur le terme « universalisable », référence à Kant inutile à notre propos). Plus loin dans la même définition, on peut lire :

" J'étudiais des individus, je sais maintenant qu'ils ne sont tels que par les sujets transcendantaux qui s'y expriment. Cela leur confère une dignité particulière que j'exprime en disant que ce sont des personnes. Ces trois notions correspondent à des domaines différents : la première ressortit à la psychologie, la seconde à la métaphysique, la dernière à la morale. Il faut à la fois se garder de les confondre et apercevoir pourtant comment elles se relient l'une à l'autre "3.

Refermons le dictionnaire. Il nous met sur la (bonne) voie : celle du personnalisme4. Je tiens en effet le personnalisme comme une des dernières grandes conquêtes de la philosophie française, avant le grand « chambardement » déconstructionniste dit « postmoderne ». Voici comment Emmanuel Mounier, chef de file du mouvement personnaliste, fondateur de la revue Esprit et parrain d’Uriage, disait lui-même la différence entre individu et personne :

"L'individu, c'est la dissolution de la personne dans la matière. […] Dispersion, avarice, voilà les deux marques de l'individualité. (…) Aussi, la personne ne peut croître qu'en se purifiant de l'individu qui est en elle"5

Ou encore, selon Daniel-Rops,

"La personne n'a rien de commun avec l'être schématique mû par des passions élémentaires et sordides, qu'est l'individu. La personne, c'est l'être tout entier, chair et âme (…) tendant au total accomplissement"6

Distinguer entre individu et personne n’est pas une « manière de parler », de regarder ou de dire l’humain « de l’extérieur » : c'est prendre un parti éthique immédiat dans la représentation que nous nous donnons de nous-mêmes, et activer un style de vie et d’orientation dans le monde. C'est, d'un geste, affirmer la supériorité de l’esprit sur la matière — et ce, il me semble, quel que soit le contexte.

Notes de bas de page:

1

Même le terme « humanisme », à la rigueur, pose question, car on peut comprendre l’impulsion historique dont il est l’objet à la Renaissance comme déclenchant le mouvement de désacralisation et de « déspiritualisation » qui conduit au « désert » spirituel actuel. Cf. les critiques de l’humanisme, de Savonarole à Nietzsche en passant par Montaigne. Celles de Nietzsche, par exemple, malgré leur ambiguïté, qui dénoncent la substitution de la croyance en Dieu par une « croyance en l’homme », substitution qui peut se montrer tout aussi « aliénante ».

2

Lalande, Raison et normes,1948, p. 82

3

G. Berger, Caractère et personnalité, Paris, P.U.F., 1971 [1954], p. 117.

4

L’article de Wikipedia (fr) (consulté le 20/11/2018) constitue un point de départ pour situer le mouvement personnaliste.

5

Emmanuel Mounier, Manifeste au service du personnalisme, p.40

6

Daniel-Rops, Éléments de notre destin, Paris, Éd. Spes, 1934, p. 65, note 1.