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jeu. 29 mars 2018

L’humilité entre deux mondes

philo   spi  

Ce qui ne me plaît pas trop avec la "théologie" — en tout cas avec la prédication religieuse — c’est qu’il faut se mettre à la place de Dieu en faisant comme si de rien n’était… Faire comme si on savait ce que Dieu pense, alors qu'on a peine à savoir ce qu'on pense quand on "pense Dieu" (qu'on le vive, qu'on le lise ou qu'on l’écrive). Il y a là un mélange bizarre d’humilité et de prétention.

L’humilité est une vertu admirable, que j’essaie de cultiver autant que possible. Selon le dogme chrétien, elle n'est ni une vertu cardinale (justice, force, témpérance, prudence), ni une vertu théologale (espérance, foi, charité). Elle n'en est pas moins cruciale, si j'ose dire — ce que la pensée catholique "officielle" nous concède :

— du latin humus, terre.
L’humilité est le « terrain » sur lequel les autres vertus prospèrent. L’humilité est une attitude de vérité à l’égard de Dieu, des autres et de soi-même, elle s’oppose à l’orgueil, à la suffisance, à l’arrogance. En nous appuyant sur la grâce de Dieu (1 Pierre 5,5) l’humilité nous conduit à l’amour et permet de conjuguer tout ensemble l’amour de Dieu, l’amour du prochain et l’amour de soi-même. L’évangile nous la présente comme la vertu fondamentale (Mt 11, 25 et 18,3)1.

Se faire le plus petit possible est peut-être une sorte de raccourci vers Dieu. Plotin recommandait aphele panta — « retire toute chose » — et ta vacance intérieure se verra investie par Dieu. C'est le principe de la théologie dite négative ("soustractive" serait peut-être plus parlant). Partant, si cette vacuité intérieure était la condition sine qua non de l’expression du divin, on serait en droit de se demander comment de cet état pourrait émerger une parole (divine).

Sans doute, une pratique "fougueuse" de l’humilité2 emportant vers des états d’extase extrêmes, pourrait conduire, par une surexacerbation de la sensibilité, à « entendre des voix ». Mais accorder à cette parole étrangère et "surhumaine" la qualité de parole divine ne va pas de soi. Pour aller au bout de ma pensée, je ne crois pas dans une parole de Dieu. Je pense plutôt que si Dieu s’installe dans notre vacance, c'est nous qui, revigorés par son silence, nous mettons à parler, au nom d’une réalité plus vaste, plus intense, plus belle, — ou, le cas échéant, plus terrible

Certes, tout se passe comme si le mystique, le prophète, etc. perdaient leur qualité de sujets (humains) lors de leurs transports. Ce qui prête à confusion dans les cas accompagnés de dépersonnalisations patentes, ou dans le cas d’exploits en tous genres. Mais je ne crois pas au surnaturel au sens religieux du terme. Le surnaturel n’est pour moi que l’extension du naturel. Le grand dossier de la métapsychique m’a convaincu de l’ampleur des pouvoirs de l’esprit humain. Cela dit, si je ne crois pas dans l’origine "divine" des prescriptions religieuses (au sens des "commandements" de l’ancien testament par exemple), cela ne m’empêche nullement de reconnaître, le cas échéant, leur sagesse morale. Mais celle-ci relève pour moi d’un autre niveau de réalité, et de discussion.

La question serait plutôt de savoir ce qu'on "emporte" de nos extases, et notamment, quel "message". C'est sur ce chemin du retour3 de l’extase que pourrait se trouver l’embrouille. Si ce retour "à la normalité", au quotidien — une sorte de retour à la "raison" — se fait dans un silence renouvelé, alors je n'ai, moi non plus, rien à dire. Mais si c’est avec des certitudes sur les volontés de Dieu, qu'on proférerait en son nom, alors je deviens perplexe.

Peut-être vient-on ici à confondre plusieurs niveaux de réalité hétérogènes — le religieux et le moral, l’extatique et le mondain. Peut-être de tels mondes n’obéissent-ils pas tout à fait aux mêmes "logiques", et que ce qui est vrai dans l’un ne l’est pas forcément dans l’autre. Je maintiendrais donc, comme l’homme religieux, qu'il existe deux mondes. D’un côté, celui, ascensionnel, de l’esprit et de ses extases, et de l’autre, celui, "descensionnel" si on veut (celui de la dialectique descendante), de l’esprit en prise avec les réalités mondaines. Mais à la différence de l’homme de foi, et en accord avec ma conception métapsychique du monde, je maintiens que nous n’avons pas (forcément) besoin d’un "tiers" pour justifier des choses de l’esprit, de leur monde, ni même de leur transcendance4.

Bien sûr, cela est vite dit. "Dieu" est un principe commode à plus d'un titre. Dans son habit anthropomorphe, il donne corps et vie aux réalités de l’esprit. Il y a même du sens à le tutoyer (Jésus appelait son Dieu « Papa »). Etc.

Pour revenir à l’humilité, je trouve "suspect", par exemple, qu’elle doive nous amener à « estimer les autres supérieurs à nous mêmes » (Paul, Philippiens 2, 4)5. Cela me paraît procéder d'une confusion entre une humilité spirituelle ou extatique et une humilité mondaine6. Laquelle humilité mondaine conduirait au dénigrement de la raison et de son usage personnel. L’intelligence humaine a en effet quelque chose de "prométhéen", et "faustien" ou de "luciférien" ; elle élève, donne du pouvoir sur soi-même, sur les êtres et les choses. L’humilité mondaine renoncerait à ce genre de pouvoir, à celui de juger en l’occurrence — leitmotiv s'il en est de la vulgate judéo-chretienne. D'où, également possible, le retranchement du théologien devant ladite "parole de Dieu"… — Lequel retranchement ne cesserait d’être paradoxal, si on m’a suivi.

Mais ce schéma est encore trop simpliste. Le plus vraisemblable est que dans la réalité, les choses sont mêlées. Dans ce "Grand Foutoir"7 qu'est le monde, le mystique peut devenir "fonctionnaire de Dieu" et le cardinal se trouver emporté à l’occasion par des crises mystiques. Ce qui rend le métier de théologien bien difficile à cerner…

Malgré cela, le grand Berdiaev m’a convaincu que la "théologie" avait vocation à régner sur le monde. L’authentique défi humain pour les siècles à venir pourrait bien être de mettre d'accord des millions d’hommes sur le principe que la réalité est esprit … Ce qui ne serait qu'un premier pas, mais décisif.

Faire de l’astrologie, c'est aller dans ce sens. Il ne s'agit plus de théologie ? Au sens commun, non. Mais les prêtres babyloniens étaient appelés des theologoi — et le mystère d'un ciel étoilé est peut-être le premier de tous les mystères8, en même temps qu'une source inépuisable d’humilité.

Notes de bas de page:

2

Une question se pose ici : est-ce qu'une pratique fougueuse de l’humilité est encore humble ?

3

ce que Platon et les néoplatoniciens appellent dialectique descendante

4

Le monde de l’esprit me transcende d’une certaine manière. En premier lieu, il transcende mon quotidien.

5

Sauf : supérieurs en humilité, mais ce n'est pas le sens du texte

6

Attention, je ne dis pas que l’humilité mondaine "découle" de l’humilité extatique. Je ne spéculerai pas sur leur rapport.

7

J’emprunte cette expression au penseur catholique, Aimé Michel. Le monde est le Grand Foutoir au moins dans le sens où c’est le lieu où cohabitent les opposés, les contradictions, etc.

8

La théologie, étymologiquement, c’est le discours sur ce qui est premier.