Tenter de redire et de refaire le Bien
Qui ne répugne pas à s’entendre « faire la morale » ? À d’autres, la morale ! À nous, la liberté ! C’est l’équation moderne : nous croyons être débarrassés de ce fardeau de la morale.
Je vais la faire à la Kant : c’est dans les conditions a priori de l’expérience humaine qu'on trouve qu'il existe un « bien » et un « mal ». Je ne dis pas Le Bien et Le Mal, car il semble entendu que Bien et Mal soient des constructions humaines. Admettons pour le moment que Bien et Mal n’existent pas « en soi », comme « catégories » ou valeurs transcendantes, immuables, éternelles, etc.
En attendant, il devrait sauter aux yeux de quiconque y réfléchit un instant que nos existences restent polarisées de fond en comble par des « représentations » ou des « aperceptions » d’ordre éthique, ou moral. Rares en effet les actes humains qui, passé une certaine « épaisseur », ne trouvent pas de « connotation » ou de dimension ou d’enjeu d’ordre éthique1 , 2. Si je fais X et non Y, c’est parce que j’ai le sentiment, conscient ou non, qu'il est « mieux », « meilleur », plus juste ou plus raisonnable, comme on voudra (et même « pour moi ») de faire X. — Et ce n’est pas parce que nos existences se déroulent malgré nous, dans la frénésie ou la léthargie, qu'elles défilent devant nos yeux ébahis « en mode mouton » ou en « pilote automatique », que ces « préférences » n’agissent pas de manière discrète ou subliminale. Ce que je veux faire comprendre, c'est que l’expérience humaine est intégralement polarisée par un X (et un Y) d’ordre éthique ou infra-éthique. Ainsi, personne n’échappe à la morale3, quand bien même cette « morale » nécessiterait une opération réflexive et une conscience pour apparaître.
À ce stade, il est vrai, la morale dont je parle reste entièrement subjective. N’empêche : 1° ce serait déjà , j’imagine, « un grand pas pour l’humanité » que chacun se mette à réfléchir à ce qu'il fait selon un prisme moral « subjectif ». — Plus loin, 2° on pourra s’interroger sur l’existence d’autre chose qu'une morale subjective ? Ici, comme ailleurs, « l’objectivité » n’est peut-être jamais autre chose qu'un accord entre plusieurs subjectivités…
Nietzsche a joué un rôle dans cette destruction de la morale ; il est en tout cas celui qui a délibérément cherché à « détruire la morale chrétienne ». Nietzsche — sa philosophie, et l’influence que sa philosophie a eue sur la pensée occidentale, peuvent être compris comme partie du problème. Cependant, on ne peut simplement occulter ce que son geste avait de libérateur. Il ne fait pas de doute que son geste a été vécu, par lui-même, et par d’autres, comme « salutaire ». Par contre, ce dont je doute, c’est que Nietzsche ait pensé, et maintenu ensemble les « deux bouts de la chaîne ». Je crois plutôt en une sorte de « réaction de défense », instinctive — mais aussi à un tir à courte portée. Pour Nietzsche, et pour son temps, il fallait « en finir avec la morale chrétienne », son illusion, ses « représentations », son « spectacle ». Mais sur quoi a-t-on tiré ici ? Il est bien possible que Nietzsche ait tiré sur un être déjà en partie vidé de sa substance . Ce qui me fait penser cela, c’est la lecture de la Subversion du Christianisme de Jacques Ellul. La thèse d’Ellul est que le christianisme, entendu ici comme morale instituée par l’Église, n’a été que perversion, miroir ou copie déformantes d'un « vrai » christianisme — c'est-à-dire, pour faire court, le ministère de Jésus. Je chercherai pas ici à savoir, malgré tout l’intérêt que porte cette question, en quelle mesure Nietzsche confond le christianisme institué (l’Église) avec ce qu'il aurait pu être au regard de la « philosophie » (et du ministère) de Jésus. Je pense néanmoins que Nietzsche se trompe sur Jésus. Nietzsche doesn’t know Jesus. Mon argument est simple et radical : cette (re)connaissance, à ma connaissance, est un travail en cours, elle n’est pas acquise aujourd'hui. Jésus et son oeuvre restent un mystère. Pour s'en convaincre, on lira par exemple le Jésus Thaumaturge de Bertrand Méheust4. Mais si Jésus reste un mystère, la religion instituée en son nom en est un, me semble-t-il, de moindre nature — plus humain et en partie trop humain, celui-là — ce qui légitime, en partie, le « tir » de Nietzsche.
Pour revenir à mes moutons, bien et mal agissent comme des dipôles (infra) éthiques, des attracteurs plus ou moins étranges. Plus ou moins étranges, dis-je, car il semble qu'on ait appris à « décrypter », notamment avec Nietzsche, et avec les philosophes du soupçon qui l’ont suivi (Freud, Marx, Foucault, Bourdieu, etc.), une partie des « codes » qui les sous-tendent. Mais décrypter et dénoncer la perversion, le ressentiment, le narcissisme, la « fausse conscience », etc. — ne suffit pas, ou ne suffit plus5. En effet, aucun de nos penseurs « du soupçon » n’ont abordé, de façon franche et thématique, la question en retour, de savoir ce qui peut ou ce qui doit encore nous guider, et au nom de quoi. De ce point de vue, nos penseurs du soupçon sont eux-mêmes victimes, éventuellement consentantes, d’un point aveugle. Il restent en quelque sorte des enfants … N'en (dé)plaise à Nietzsche !
J’ai beau moi-même dénoncer et j'ai beau tenter de résister à cette « inconscience » morale ou éthique, je dois bien avouer que j’hérite moi aussi du soupçon, et de sa posture analytique ; je suis aussi des enfants de ces « inconscients ». Si je « crois » néanmoins en Jésus (bientôt au Christ ?6), je doute, avec Ellul, qu'une religion et/ou une « morale » chrétiennes « authentiques » soient possibles. Ellul évoque plusieurs raisons à cela.
1° D'une part, la nature subversive du ministère de Jésus s’accommode mal du passage à la morale. Nous revient ici le mot de Pascal, « la vraie morale se moque de la morale ». Passer à la morale, si c’est passer au dogme, à la loi, au précepte, c’est risquer une perte irrémédiable de « mobilité » et de substance7.
2° Pour compliquer l’affaire, la subversion suppose un état duquel se libérer, un dogme auquel s’opposer, une morale commune qui ne serait pas satisfaisante, voire pas morale au sens noble. Ce qui grève la possibilité même d’un État chrétien — lequel deviendrait paradoxal, à moins que le christianisme « authentique », et le seul christianisme possible, n’existe que pour le petit troupeau (sic).
3° Jésus, sans même parler du Christ, n’est pas imitable, ce qui d'emblée pose une question dans les termes d’une philosophie et d’une morale moderne « humanistes » — peut-être moins dans le cadre d’une église « intemporelle ». 8.
J’espère, en toute modestie, avoir commencé à pointer ici un état du problème, en disant que dénoncer le mal ne suffit plus. Il nous faut tenter de redire ce qu'est le bien, et, bien pire encore : s’évertuer à le faire !
Notes de bas de page:
Jankélévitch, le dernier « philosophe moral » — au sens où sa philosophie est exclusivement préoccupée par la chose morale — se demandait avec amusement, et avec une pointe de sérieux, si j’étais encore un être moral quand je tournais la petite cuillère dans mon café.
J'en ai déjà parlé dans un autre post intitulé « Polarisation morale subliminale ».
On pourrait réserver le terme morale pour un usage légèrement différent .Il est délicat d’utiliser le terme « connoté » de morale, cf. mon « glossaire » à ce sujet xxx.
Voir la présentation de Méheust lui-même sur son site. En guise de mise en bouche, on peut jeter un oeil aussi sur la petite conférence de Henri Guillemin, intitulée « l’affaire Jésus », qu'on trouve facilement sur internet
Et pas seulement à la situation actuelle de la pensée occidentale, si une telle chose existe : je parle de la situation tout court !
Différence : Jésus est homme, mais le Christ est fils de Dieu.
Un Jankélévitch a beaucoup travaillé ce thème, en opposant la lourdeur de l’avoir et la légèreté de l’être.
Notamment pour des raisons d’échelle. En effet, comme le dit Ellul, , au grand nombre, à la d’une transformation en église, peut-être, n’est destinée qu'au « petit troupeau », comme disait Jésus lui-même.